Les Amériques

On pourrait être tenté de dire la même chose à propos des civilisations amérindiennes, mais leur diversité est telle qu’il faut s’abstenir de toute généralité. Certes, il ne semble pas que chez les Aztèques et les Incas, la femme ait eu un statut social élevé, ni qu’elle ait été considérée comme un être divin : ces civilisations sont incontestablement patriarcales, mais elles sont relativement récentes et ne touchent qu’une infime partie de cet immense continent. Là encore, la complexité est telle qu’elle ne permet pas de mesurer avec exactitude l’état d’esprit des populations qui ont été ensuite intégrées tant bien que mal dans le cadre inca ou aztèque, pour ne pas parler du cadre toltèque ou maya.

Pendant longtemps, on a cru que l’Amérique n’avait été peuplée que tardivement, mais aucune preuve réelle ne vient étayer cette assertion. Sans aller plus avant dans cette discussion, on peut affirmer aujourd’hui que le peuplement du continent américain s’est fait par un territoire englouti actuellement, sous le détroit de Béring, et que ce peuplement, datant de 60 000 à 30 000 ans avant notre ère, était d’origine asiatique. Dans ces conditions, il faut bien admettre qu’au paléolithique supérieur et au néolithique, les croyances et les coutumes des Amérindiens étaient, sinon identiques, du moins très parallèles à celles des Asiatiques. Mais tout dépend des régions, et l’archéologie américaine, qui n’en est qu’à ses débuts, nous renseigne très mal sur les différentes strates culturelles qui se sont succédé au cours des âges.

Pour prendre un exemple, on a dénombré jusqu’à ce jour plus de dix mille sites archéologiques au Mexique, mais seulement un millier d’entre eux ont été sondés et une centaine fouillés avec soin. C’est très peu. Cependant, cela nous permet d’affirmer l’existence d’un culte très ancien en l’honneur d’une déesse mère. Ainsi, on a découvert à Tlapacoya des statuettes féminines qui sont du milieu du IIe millénaire avant notre ère et qui sont incontestablement des divinités de la fécondité. Dans une carrière, près de Mexico, appelée Tlatilco, nom aztèque signifiant « caché », on a découvert d’innombrables figurines féminines, pour la plupart nues ou court vêtues, auxquelles les archéologues ont donné le nom de « belles dames ». Elles se présentent sous des accoutrements bizarres, avec des cheveux teints, des visages et des membres peints avec beaucoup de raffinement, et des cous ornés de riches colliers. Et l’hypothèse la plus plausible concernant ces « belles dames » est qu’elles étaient les accompagnatrices des défunts inhumés dans les tombes où elles se trouvaient. Il s’agit donc de représentations de la déesse funéraire, telle qu’on la voit encore dans les cairns d’Europe occidentale.

Si les représentations sont rares ou limitées, il n’y a pas lieu de douter des cultes féminins qui ont précédé les grandes civilisations devenues classiques. On en retrouve des traces dans les traditions précolombiennes proprement dites. Ainsi, selon la légende aztèque du Soleil, les premiers habitants du Mexique seraient nés d’une grotte profonde et auraient été allaités par l’esprit de la Terre : on retrouve ici le thème bien connu de la grotte-utérus (qui est celui du Mithra proche-oriental) ou encore celui du cairn mégalithique dont la chambre funéraire est une matrice destinée à régénérer les défunts dans un autre monde. Toutes les grottes, qu’elles soient naturelles ou artificielles, toutes les anfractuosités dans une masse rocheuse, sont en effet considérées comme de véritables organes sexuels féminins. Chez les Hopis de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, on transmet un mythe fondateur identique : les êtres vivants ont émergé des entrailles de la Terre par un orifice appelé le sipapu. Cet accouchement primordial est encore célébré tous les quatre ans au cours d’une cérémonie connue sous le nom de wuwuchin : un rituel secret se déroule dans une hutte voûtée, la kiva, qui symbolise le ventre maternel de la Terre. Au centre de la hutte, un petit orifice représente le sipapu, et une échelle conduit à un autre orifice situé au plafond, symbolisant le cordon ombilical reliant le monde des humains au monde des dieux. Quant aux Thompsons de la Colombie-Britannique, ils prétendent que le monde résulte d’une métamorphose très ancienne de la Terre-Femme : les cheveux de celle-ci devinrent les arbres et les végétaux, sa chair devint le sol, ses os les rochers et les montagnes, et son sang l’eau dispensatrice de vie et de fécondité.

Ces traditions, encore très répandues chez les peuples amérindiens, et aussi chez les métis, témoignent d’une conception très archaïque qui n’est guère différente de celles qu’on reconnaît dans toute l’Europe et dans une grande partie de l’Asie. Dans ces conditions, on ne peut guère s’étonner qu’actuellement, dans les pays à dominante catholique du continent indien, il y ait tant de coutumes et de fêtes à propos de la Vierge Marie. Certes, l’influence espagnole est ici très profonde, mais à l’analyse, on peut facilement s’apercevoir que l’image de la mère de Jésus recouvre avantageusement – et impunément – l’antique visage de la déesse mère des origines, tant la tendance au syncrétisme est importante chez tous ces peuples. Mais n’est-ce pas aussi reconnaître implicitement l’existence d’une tradition primordiale unique et universelle concernant la Déesse des Commencements, celle qui existait avant que le monde fût créé ?

 

La grande déesse
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